Casus Belli - Interview
Séries & TV / Interview - écrit par Val Lazare, le 02/07/2003Tags : livres casus belli jeux laurent role avis
Interview des rédacteurs de Casus Belli
Casus Belli -jeux de rôle, jeux online et cultures de l'imaginaire- plus de deux décennies d'existence pour ces mercenaires du ludique, des scénarios à la pelle, l'autopsie de centaines d'univers imaginaires, à la fois acteur et spectateur de l'actualité rôlistique, Casus Belli est encore et toujours le magazine de référence pour les amateurs de jeu de rôle... le zine qui donna une âme à un loisir encore méconnu et trop souvent décrié. C'est avec grand plaisir que Krinein a rencontré messieurs Tristan Lhomme, Arnaud Cuidet, Vincent Kaufmann et Didier Guiserix... tout à la fois rédacteurs, scénaristes, hommes à tout faire et dream team du premier magazine de jeu de rôle de France et de Navarre.
Hello Casus !
Le profane a généralement du mal à se faire une idée sur ce que peut être le jeu de rôle, pourriez-vous nous en donner une définition?
Tristan: Jeu de rôle... loisir apparu dans les années 70, où un groupe de personnes se réunissent autour d'une table pour manger des chips et des gâteaux, boire trop de soda et, accessoirement, vivre une aventure. Celle-ci est préparée et mise en scène par l'un des joueurs, que l'on appelle meneur de jeu. Les autres joueurs évoluent dans cette histoire par l'intermédiaire de personnages, comparables aux héros d'un roman ou d'une BD. Pour que tous les participants soient d'accord sur ce qu'il est possible de faire, joueurs et meneur de jeu se réfèrent à un système de règles. Il en existe des douzaines, du plus simple au plus complexe. Tous présentent suffisamment de bugs et d'imprécisions pour que leur exégèse occupe presque autant de temps que les parties proprement dites.
La tâche du meneur de jeu combine les aspects les plus exaltants du métier de scénariste, de dialoguiste, de metteur en scène, de cantinière et de gardien de vaches, avec une touche de tyran ou de démagogue (selon le tempérament) pour faire le liant.
Celle du joueur, plus simple, consiste à essayer de comprendre l'énervé qui s'agite en bout de table et, si possible, à ne pas le mettre en colère, tout en récupérant un maximum de points d'expérience qui lui permettront d'améliorer son personnage (autrement dit, de le rendre plus puissant).
Arnaud: Le jeu de rôle est un loisir qui fait le grand écart entre le théâtre improvisé et le jeu vidéo. Grossièrement, un joueur particulier, le maître de jeu, remplace l'ordinateur. Les autres joueurs - le JDR se pratique assez exclusivement en groupe - lui décrivent les actions de leur personnage, plutôt que de diriger celui-ci par l'intermédiaire d'un pad ou d'un joystick. Selon les actions des personnages, le MJ décrit l'évolution de la situation et informe les joueurs de leurs succès ou de leurs échecs, conformément aux règles du jeu. L'aspect théâtre provient du fait que lorsque le personnage d'un joueur s'adresse à un personnage de l'univers, le joueur et le MJ jouent la scène comme une scène de théâtre improvisée ; ils déclament leurs répliques comme s'ils étaient leurs personnages. De plus, au fil des parties, les joueurs sont libres de mettre en scène la vie sociale de leurs personnages (famille, ascension sociale, querelles amoureuses, etc.), chose encore impossible dans les jeux vidéo.
Didier: Quelqu'un (mais qui ? Gerfaud ? J'ai honte d'avoir oublié) a joliment résumé le truc : le jeu de rôle ça consiste à pouvoir faire un rêve à plusieurs grâce aux mécanismes des règles.
Pour les profanes, j'utilise volontiers une métaphore cinéphile, comme Les Tontons flingueurs, en disant : voilà, le réalisateur a une idée de situation de départ pour une scène, mais il ne sait pas comment la développer. Il convoque ses acteurs (Blier, Ventura, Blanche, etc.) autour d'une table et leur dit "Voilà, pendant que vous prenez le petit déjeuner dans le jardin, vous voyez des ombres qui s'infiltrent dans le parc. Qu'est ce que vous faites ?". Aussitôt, chacun dans la peau de son personnage, réagit à sa façon : l'un (Ventura) soufflant à son voisin "tu vois ce que je vois ?", l'autre (Blanche) plus radical bondit en criant "Voï, dé rrrénards dans le parc !", ajoutant pour le réalisateur "... et en même temps, je sors mon flingue de sous ma robe de chambre, et pop, pop, j'arrose le jardin !". Et bien c'est exactement ce que font le meneur de jeu et ses joueurs, mais durant des heures pour jouer le film entier...
Comment l'aventure Casus Belli a-t-elle vu le jour ?
Tristan : Seul Didier Guiserix pourra vous donner des détails. L'affaire remonte quand même à bientôt un quart de siècle et, à l'époque, j'avais onze ans et je n'avais jamais entendu parler de jeu de rôle.
Didier : En très court : François Marcela-Froideval (oui, celui des Chroniques de la Lune Noire) revenait des Etats-Unis, où il était parti pour ses études et où il avait rencontré Gygax - créateur de D&D- avec qui il avait joué durant un an ou deux son personnage de Wismerhill. Revenu en France, il tombe en pleine création par Excelsior Publication de la filiale Jeux Descartes, et du titre Jeux & Stratégie (plus de 160 000 ex au début). Il réalise un wargame en encart du premier numéro, conseille Descartes pour ses premiers imports et sorties de wargames, et pour Donjons & Dragons, décide de monter une fédé pour localiser et relier les joueurs de la première heure. La fédé naît, et Casus Belli est son bulletin paroissial. Dès le n°2, la publication est soutenue par Excelsior, qui prête un bureau et paye l'avance à l'imprimeur. Au numéro 10, Froideval part travailler avec Gygax aux USA et revend le titre à Excelsior qui petit à petit investit. Je deviens rédac'chef salarié au lieu de rédacteur-secrétaire de rédaction-illustrateur-maquettiste pigiste. J'embauche alors une maquettiste-SR (Agnès Pernelle), le mag s'étoffe, prend de la couleur. Il faudra 22 numéros "bimestriels" de plus pour qu'il passe en kiosque...
Tristan: Pour ce qui me concerne, j'ai envoyé deux scénarios à la rédaction pendant l'été 1987. L'un d'eux a été publié. Après, j'en ai proposé d'autres, puis d'autres, et à un moment donné, sans doute pour avoir la paix, la rédaction a commencé à m'en commander. Douze ans après, j'étais encore là...
Justement, on pourrait penser que le monde professionnel du jeu de rôle est très fermé. Le recrutement du personnel de Casus peut-il encore s'effectuer sur des coups de coeur comme ce fut ton cas ou faut-il soudoyer le comité de rédaction d'une manière ou d'une autre ?
Tristan : On lit tout ce qui est envoyé. Après, comme toujours, il faut s'armer de patience. Entre le moment où le texte est expédié, celui où il est lu par un rédacteur, puis par un autre, puis par un troisième, et celui où on peut lui trouver une place dans le numéro (s'il est bien), il peut s'écouler des mois...
Vincent : Personnellement, j'ai eu la chance de me proposer au bon moment et d'avoir déjà écrit quelques trucs. En décembre 2002, j'ai appris (grâce à des gens de Multisim) que l'équipe Casus changeait et se renouvelait. J'ai contacté le gérant de Casus (qui est aussi celui de Multisim) et comme il aimait ce que je faisais pour Nephilim : Révélation, j'ai été pris.
Voilà plus de 20 ans que Casus Belli suit et fait l'actualité du jeu de rôle. De nombreux fanzines ont également tenté l'expérience, de façon plus ou moins heureuse. Qu'est-ce qui a permis à Casus de survivre durant toutes ces années ?
Arnaud : Le talent de ses rédacteurs ! :) Encore une fois, je ne suis là que depuis un an et demi. Pour cette période-là, je sais que notre succès tient à notre volonté de nous rapprocher de la pratique des joueurs : plus de scénarios, plus d'aides de jeux, etc. Casus est redevenu plus rôliste.
Tristan : Pendant les dix-neuf premières années, le fait d'être intégré au groupe Excelsior Publications. Si vous voulez lancer une revue de jeu de rôle, essayez d'avoir l'appui d'un groupe de presse qui se chargera de tout le travail logistique, tout en se rendant à peine compte de votre existence (comparé à des revues comme Science & Vie ou 20 ans, Casus ne pesait pas très lourd dans leurs bilans).
C'est plus dur de se prononcer pour l'incarnation actuelle de Casus, tout simplement parce que c'est difficile de regarder autour de soi quand on a le nez dans le guidon. Avoir su s'adapter aux nouvelles contraintes posées par un marché plus petit, peut-être ?
Après, je pourrais parler pendant longtemps du rôle des uns et des autres, de l'ambiance de travail, de la cohésion de l'équipe... bref, de l'aspect humain de l'affaire. C'est important - non, plus qu'important, central. Mais ça serait difficile à faire en quelques lignes sans donner l'impression de sombrer dans le fayotage.
Vincent : Petit rappel, Casus est quand même mort une fois. Du coup, je dirais que ce qui lui a permis de survivre, c'est la Nécromancie. Allez Didier avoue, c'est quoi ton niveau ?
Didier : Le principal pouvoir d'un magazine, c'est de fédérer. Ca veut dire qu'il y a dans la rédaction des gens qui sont en phase avec les diverses tendances (ou tribus, ou chapelles) du milieu, et que ces rédacteurs sont capables de se trouver entre eux des lieux de connivences où les lecteurs se retrouveront aussi. Du coup les membres des tribus ont le sentiment d'appartenir en plus à la vaste nation rôliste. Le sport, c'est d'arriver à faire perdurer cette conscience malgré les replis ou les désaffections...
On prédisait il y a peu que l'arrivée de jeux de cartes dans la veine de Magic allait "tuer" le jeu de rôle. Aujourd'hui, pensez-vous que l'omniprésence d'autres univers ludiques ou imaginaires comme la bande dessinée, le cinéma ou les jeux vidéo, soit un frein ou un atout pour le jeu de rôle en France ?
Arnaud : Je ne suis pas convaincu qu'il y ait autant d'interactions entre le JDR et les loisirs ou les imaginaires que vous citez. Le succès du Seigneur des anneaux au cinéma ne nous ramènera pas de joueurs. Ce qui constitue un frein au développement du JDR, ce ne sont pas les univers imaginaires auxquels il fait référence (heroic fantasy, science-fiction, etc.), mais le fonctionnement du jeux, ses principes et ses règles. Ce qui pourrait constituer un atout, ce serait un loisir au fonctionnement presque identique, mais plus simple, pouvant servir de tremplin aux plus jeunes d'entre nous. Je pense que ce loisir a existé, il s'agissait des livres dont on est le héros. Force est de constater que le jeu vidéo ne joue pas ce rôle, puisque malgré son importance, il ne nous ramène pas beaucoup de joueurs. Je ne pense pas qu'il nous en "vole" non plus, les deux plaisirs sont trop différents.
Tristan : Plus il y aura de gens qui baigneront dans la culture de l'imaginaire, plus il y aura de gens accessibles aux thèmes véhiculés par le jeu de rôle. Et plus ces gens seront nombreux, plus il y aura de médias qui tenteront de leur fournir du grain à moudre, sous forme de BD, de films... ou de jeux de rôle. Donc, en soi, c'est une excellente chose. D'autant plus que la société française, rationaliste et cartésienne, gagnerait à s'ouvrir un peu plus sur l'imaginaire.
Après, savoir si ça profitera en priorité au jeu de rôle, à la BD ou au cinéma, c'est une bonne question... qu'on pourra étudier à tête reposée dans quelques années, parce que pour l'instant, le seul outil de prospective dont on dispose à la rédaction, c'est une vieille boule de cristal qui n'est même pas capable de donner la combinaison du loto.
Vincent : Mais si, ils nous en volent. Plus rapide, plus facile, mais pas plus puissant... Si le jeu vidéo n'existait pas, on aurait un (gros) loisir de moins, et parmi les millions de gens qui le pratiquent aujourd'hui, il y en aurait bien quelques milliers qui feraient du JDR (ou plus de JDR). Il en va de même pour Magic. Pour le cinéma, je ne sais pas.
Je ne suis pas aussi convaincu qu'Arnaud du fait que "le succès du Seigneur des anneaux au cinéma ne nous ramènera pas de joueurs". Il me paraît effectivement plus probable que cela ramène des joueurs à Neverwinter Nights ou Morrowind plutôt qu'à DD3, mais je suis convaincu que certaines personnes totalement profanes et ayant des proches rôlistes se laisseront plus facilement tenter. Le truc qui pourrait changer la donne, c'est Harry Potter. Sortir un JDR d'initiation avec des règles simples (et des modules pour les compliquer et pour pouvoir jouer des adultes) et des scénarios sous un format Livre dont vous êtes le Héros / L'oeil noir qui tourneraient sur des thématiques simples (un cours de potions avec un prof barge ou méchant, des disputes entre élèves...) et puis de temps en temps une campagne plus musclée, ça pourrait faire du bien.
Didier : A un moment de leur passion, les aficionados d'un loisir ont tous un moment de doute, de saturation, ou de désenchantement. Ils sont alors ouverts à d'autres types d'activités, proches ou en totale rupture. Ils se tournent vers la première qui sait les séduire : par son attraction propre ou par celle des gens qui la pratiquent. Les JDR sont-ils plus attractifs que d'autres loisirs pour qui les ignore ? Les rôlistes sont-ils "friendly" pour les novices ? Parfois oui, souvent non (quoique ça évolue dans le bon sens en ce moment...)
Il y a quelques années, vous fixiez le nombre de rôlistes français à 300 000, on pouvait trouver des encarts de publicité consacrée à Casus dans des journaux à grand tirage comme Science & Vie junior... Aujourd'hui, à combien estimez-vous le nombre de rôlistes en France et y a-t-il un espoir pour que le jeu de rôle s'ouvre enfin au grand public ?
Arnaud : Honnêtement, je n'ai aucune idée du nombre de rôlistes en France. Quant à savoir s'il peut s'ouvrir au grand public, cela restera une chimère tant qu'un jeu de rôle fera environ 300 pages. Quand on sait que la plupart du temps, même les ridicules manuels de jeux vidéo de 20 pages ne sont pas lus par les joueurs qui trouvent ça trop ennuyeux ! Il faudrait un JDR vraiment, vraiment beaucoup plus simple pour que le grand public puisse y trouver du plaisir.
Vincent : Aucune idée du chiffre, c'est difficile à savoir de toute façon. Il y a 15 ans, on pouvait plus ou moins se baser sur les chiffres de vente, mais aujourd'hui... Combien de rôlistes n'ont pas acheté de JDR depuis 10 ans, mais jouent encore régulièrement ? Combien achètent des jeux uniquement pour le plaisir de les lire et donc ne jouent pas avec ? Et pour que le JDR s'ouvre au grand public, eh ben comme à la question d'avant : Harry Potter RPG. Les parents l'achèteront à leurs enfants sans trop rechigner, contrairement à un Matrix RPG ou à un Lord of the Rings RPG...
Tristan : Moins de 100 000, et non, pas avant plusieurs années et/ou pas sans transformations profondes.
Tel qu'il est, le jeu de rôle est un loisir très gourmand en temps et en investissement personnel. Il exige, presque par définition, des gens qui aiment lire (que ce soit des règles, des descriptions d'univers ou les deux), et qui soient intéressés par les thèmes « classiques » du jeu de rôle (grosso modo le médiéval-fantastique et/ou l'horreur, avec un peu de SF pour faire bonne mesure).
Autrement dit, les rôlistes se recrutent dans une population de lycéens et d'étudiants. Lorsqu'ils vieillissent, ils découvrent qu'il est difficilement compatible avec leur vie sociale et professionnelle. A ce moment-là, la majorité décroche purement et simplement, quitte à se rappeler avec nostalgie l'époque où ils baffaient du monstre le samedi soir. La trentaine venue, une minorité de mordus parviennent à s'y remettre, mais c'est la minorité d'une minorité, autrement dit pas grand monde.
Du coup, on est dans une situation un peu paradoxale où la connaissance du jeu de rôle progresse - votre banquier, votre médecin ou votre collègue de bureau en ont peut-être fait « quand ils étaient jeunes » - mais où sa pratique reste confinée à de petits groupes.
Didier : A une récente conférence à Bures-sur-Yvette, une dame habituée à lire des histoire à ses enfants pourtant aujourd'hui assez grands se demandait si elle ne pourrait pas perpétuer cette tradition de manière plus interactive en les faisant entrer dans le récit grâce au JDR. la réponse étant que ça valait le coup d'essayer : REVES, le système de la FFJDR ne fait pas 300 pages, et il suffit à une personne imaginative et loquace de jouer une partie pour comprendre le principe.
C'est sur ce genre de base que le JDR (qui a sans doute été pratiqué au moins une fois par plus d'un million de personnes en France !) peut perdurer.
Par des gens, rôlistes ou occasionnels, capables de mettre en scène de petites histoires sur des systèmes simples, dans le cadre familial, associatif, dans l'animation... Cette présentation light permettra ensuite à tous ceux qui y ont goûté de savoir que ça existe et d'être partants si du JDR plus "hardcore" se présente dans leur vie. Le savez-vous : le JDR sur table et le GN font désormais partie des programmes du BAFA, le diplôme des moniteurs de centre de loisir et de colonies de vacances (merci à tous les pionniers comme Rêve de Jeu ou François Descamp et d'autres...).
J'ai lu dans un journal sérieux que la NASA projetait de fournir à ses cosmonautes tout l'attirail du rôliste chevronné dans l'éventualité de voyages spatiaux longues durées. L'avenir du jeu de rôle est-il à chercher par delà les étoiles ?
Tristan : Dans les années 50, la Nasa pensait envoyer des Jésuites sur la Lune. A l'époque, les cerveaux de l'agence estimaient que des hommes "normaux"
seraient incapables de supporter le confinement, l'obscurité et l'infini. Alors qu'un prêtre était considéré comme habitué à tout ça. En définitive, faute de jésuites et faute d'hommes normaux, ils ont envoyé des militaires.
J'ai dans l'idée que les rôlistes vont encore se faire prendre leur tour quand l'heure sera venue d'aller sur Mars. Et puis, lancer les dés en apesanteur, ça le fait pas.
Didier : Et s'ils envoient une équipe comme mes pirates de Capitaine Vaudou actuels, la capsule dépassera Pluton avant qu'ils finissent le scénario...
Il n'y a pas si longtemps, les fervents lecteurs de la presse rôlistique ont vu Backstab (autre magazine de jeu de rôle) et Casus échanger quelques paroles sales et fâcheuses. Backstab allant jusqu'à promettre d'enterrer Casus. Comment en est-on arrivé là ?
Arnaud: Avec beaucoup d'hormones ? Malheureusement, j'étais pas là à l'époque.
Tristan : Il faudra le demander à l'équipe de Backstab.
Vincent : J'adore ton "malheureusement" Arnaud ! En tout cas, je suis d'accord. Un peu trop d'hormones, sans doute quelques grammes de conneries aussi... Quoi, j'attise ?! Je trouve ça tellement navrant aussi...
Que pourriez-vous donner comme conseils aux jeunes rôlistes qui voudraient faire de leur passion leur travail ?
Tristan : « Faites pas ça, les gars ! »
Plus sérieusement, le jeu de rôle est un excellent tremplin pour apprendre un ou plusieurs métiers - traducteur, éditeur, rédacteur de presse, ce que vous voulez. En revanche, ensuite, si vous ne voulez pas mourir de faim, vous avez intérêt à trouver un vrai métier à côté.
Arnaud : Pratiquez le JDR en dehors de votre cercle d'amis, discutez avec des tas de gens sur les conventions, jouez à des tas de jeux différents, même ceux qui ne vous intéressent pas de prime abord et demandez aux vendeurs et aux patrons de boutique ce qu'ils vendent le plus. Tout ça vous donnera une vision plus juste du loisir et vous permettra de faire des choix plus éclairés dans votre métier. Achetez un Bled, un dictionnaire et un dictionnaire des synonymes, et révisez votre français. Armez vous de patience et n'espérez pas en vivre avant six mois - un an.
Didier : Faites un travail de création personnelle (pour montrer ce que vous valez) tout en sachant que ce sont vos capacités qui peuvent intéresser un groupe de création, et qu'on vous demandera de faire "dans le même genre, mais dans le cadre du projet déjà en route (jeu, background)". Notez que votre projet-dossier vous sauvera la vie des années plus tard, un jour de bourre à court d'idée.
Mais comme Tristan, "ne faites pas ça!". Le marché est petit, il y a peu d'élus, et même élu, on ne peut plus être sûr que l'éditeur sera encore là le jour où on finit son boulot.
De fait, de moins en moins de gens vivent uniquement du JDR...
Profitez des possibilité de création et d'expression du Web, en sachant qu'un succès d'estime sur Internet est plus facile à obtenir (et est donc moins probant) qu'un succès sonnant et trébuchant dans le circuit commercial. On peut faire des mail gentils à un auteur de jeu gratuit, on achète rarement juste pour faire plaisir à un concepteur de jeu...
Vincent : "Abandonne tout espoir" en fait. Le mieux c'est de ne pas se dire "je vais en vivre", mais déjà "je vais en faire".
Contacter les éditeurs, qui sont loin d'être inaccessibles (le mail ou les conventions, c'est pratique), pour leur proposer des synopsis de campagnes ou des morceaux de background pour leurs jeux (proposer un nouveau jeu est plus complexe et ne donne que rarement des résultats). Une fois qu'on a écrit un truc correct, c'est pas très dur d'enchaîner, mais voilà, après, il faut tenir le rythme, avoir plein d'idées, rendre ses textes à l'heure et... se faire payer. Le problème est que généralement, pour arriver à en (sur)vivre, il faut se lancer dans le mercenariat et accepter des projets qui ne nous motivent pas forcément ou alors se multiclasser, comme Tristan, auteur, traducteur, pigiste... Si on est doué en grammaire et en orthographe, on peut même ajouter correcteur. L'idéal étant, si on ne veut vivre que de ça, de savoir faire aussi de la maquette, des plans voire de l'illustration...
Les rédacteurs de Casus font-ils les 35 heures ? Travaillez-vous à côté ?
Tristan : Je crois que tout le monde travaille à côté. Parfois dans le milieu du jeu, parfois non.
Arnaud : Les rédacteurs travaillent en free-lance et nous sommes payés à la pige. Point de 35 heures, donc, nous sommes payés aux nombres de signes rendus. Nous travaillons donc chez nous.
Vincent : J'écris du JDR à côté et là, je cherche même un vrai travail (avec un salaire) parce que la pige...
Didier : Les plus malins/chanceux font du JDR dans une structure qui fait AUSSI autre chose de plus lucratif (d'autres type de jeu, du graphisme, du jeu micro, de la com). Ils n'ont pas besoin de changer de crémerie, juste de partager leur temps entre deux métiers différents. Mais ce sont les plus malins/chanceux. Les autres se font plaisir, le soir après le boulot, sans savoir quand (si) ils seront payés...
Pourriez-vous nous décrire une journée de travail type à Casus ? L'ambiance est-elle bon enfant ? Le mythe de l'article rendu à la dernière seconde est-il une réalité ?
Tristan : C'est plutôt l'article rendu à l'heure qui est un mythe.
La formule standard de rendu d'article est « dernière minute de la dernière heure du jour fixé par la rédaction + un délai variable dépendant de chaque pigiste ». Certains se contentent de quelques heures. Chez d'autres, ça peut atteindre la semaine, ou plus.
On pourrait discuter longtemps des stratégies de préservation de la rédaction (« toujours commander ses articles à X pour une semaine avant le moment où on en aura effectivement besoin ») et sur les tactiques développées par les retardataires les plus chroniques (de « comment ça, je t'ai envoyé un fichier vide ? » à « ah bon, c'était pour avant-hier ? » en passant par « non, pas le temps en ce moment, ma femme vient de me quitter »).
Arnaud : Je me lève vers 10 heures, et je commence par lire les suppléments dont j'aurai besoin pour écrire mes articles ou mes scénarios. L'après-midi, je tape effectivement mes textes. Parfois, l'inspiration ne vient pas et je passe une après-midi juste à me demander ce que sera le sujet du scénario et à triturer l'intrigue pour finalement taper trois lignes sur mon PC. D'autres jours le clavier fume. Ca dépend. Pour l'ambiance, je travaille tout seul chez moi, avec Jennifer Lopez en musique de fond. Donc, l'ambiance est bon enfant. Et non, je rends toujours mes articles à l'heure. Moi. :)
Didier : ... et en plus Arnaud me pond des idées de descriptifs d'illu pour mes Crapougnats. Quelle santé !
En ce moment, c'est Isabelle Rive qui tient la coordination finale à bout de bras (gloire à elle), et tout le monde fait le maximum pour pas la mettre dans la... euh dans l'embarras.
Vincent : Ce qu'Arnaud ne dit pas est que ses scénars débordent toujours... c'est le deuxième malheur d'Isa, après les textes en retard, ceux qui débordent et qu'il faut couper sinon ça tient plus dans les pages... Je dis ça, mais je fais pareil... La différence est qu'Isa a établit un système particulier pour Arnaud. Si elle commande des scénars de 30 000 signes, elle n'en demande que 25 000 à Arnaud, histoire que ça fasse 30 000...
Il y a plusieurs mois, Casus a connu quelques difficultés financières en voulant proposer aux rôlistes une formule "débutant" et une formule "joueur confirmé". J'imagine que vous avez dû hésiter à poursuivre l'aventure Casus. Ces soucis vous ont-ils apporté quelque chose de positif ? (je fais référence au Casus jaune/rouge de l'ancienne formule... il est vrai que le lien de causalité entre les difficultés rencontrées et la formule jaune/rouge est peut-être un peu fumeux).
Didier : Quelques mois ? C'était en 97 ! A une époque où le marché était déjà à la baisse, Casus est passé mensuel. L'idée était à la fois de mieux couvrir un monde rôlistique plus éclaté en chapelles, et de mieux rentabiliser l'équipe de rédaction (8 personnes) par 11 numéros au lieu de 6. Ca n'a pas bien marché car les ventes étaient en dents de scie. Certains numéros on buvait le champagne, d'autres le bouillon (rentrée passée à chercher une place en fac ou un piaule, janvier morose, avril en partiel, juin le bac...). On est donc repassé bimestriel avec une formule de hors-série réguliers et annoncés, ce qui permettait de souscrire des abonnés (un truc vital, les abonnés).
Or un grand truc de com : quand on fait quelque chose de bien, il faut le dire ! Le concept Jaune (normal), rouge (hors-série) et bleu (Internet) vient de Pierre Rosenthal, et a été diablement efficace, même si a longue échéance, la fuite des joueurs vers d'autres jeux (Magic, consoles, etc...) a mené à la fermeture du titre.
Quel est votre meilleur souvenir en tant que rédacteur à Casus ?
Arnaud : Quand la rédaction a voté "oui" pour le Casus spécial manga.
Tristan: Il y en a beaucoup, tellement qu'il est difficile d'en choisir un. Peut-être le retour de la GenCon 1997 ?
Arriver à Roissy à 9 heures du matin, après dix heures d'avion, avec deux valises de jeux ramenées des Etats-Unis.
Foncer à Casus.
Déballer les jeux.
Rédiger à toute vitesse la rubrique nouveautés.
Finir complètement abruti par le décalage horaire, à aligner des phrases sans trop savoir ce qu'elles veulent dire.
Rentrer me coucher.
Dormir dix bonnes heures.
Revenir le lendemain à la rédaction et m'entendre dire que non, ton article est très bien, on n'a rien changé.
Conclusion: la lucidité, c'est très surfait.
Didier : Tout sauf le fait que ça m'a flingué une partie de ma vie privée, et que ça m'a éloigné de mes crayons et pinceaux. Mais sinon... donner vie à des univers, rencontrer des graphistes (Ségur, un des tous premiers, Pierre-Olivier Vincent, parti chez Dreamworks, Franck Dion, le plus atypique)... Créer à nous tous une ambiance, faite de mots, de mises en page, de choix (et de complicités) d'illustrateurs. Bon, vraiment perso: Alarian, Laelith et Jarandell, allez.
Vincent : Quand la rédaction, au prix d'une âpre lutte, a fini pas accepter de publier un scénar pour Buffy RPG ! En fait, à chaque fois que je lis ou que j'entends : "j'ai beaucoup aimé ce truc" et que ce truc est de moi, je suis content.
Pour finir, pourriez-vous nous dire quel a été le dernier film, livre, disque que vous ayez apprécié ?
Tristan : Heu... Je vais faire l'impasse, il y aurait trop de choses à citer.
Arnaud : Matrix 2, indiscutablement. Les scènes d'action sont époustouflantes, Lambert Wilson est "juste" parfait et le délire boudhico-technoïde des frères Wachowski est bien ficelé.
Vincent : Bien ficelé ?! Allez, un petit flame pour la route : le scénar est médiocre. Franchement, avec une construction "action blabla action gros briefing avec l'oracle action blabla action blabla action action action gros débriefing avec l'architecte", on ne peut pas dire que c'est bien ficelé. Ils ont oublié que les images, ça ne servait pas qu'à faire de jolies scènes d'actions... Hop, du coup, moi c'est X-Men 2, parce qu'il y a un vrai respect du genre et que c'est super bien foutu. Sinon je regarde essentiellement des séries et là, mon dernier gros coup de foudre, c'est Oz. C'est une série se déroulant en prison et signée HBO (Sopranos, Sex and the city, Six Feet Under... qui sont aussi de très bonnes séries, très loin du politiquement correct). Le traitement de la psychologie des personnages est particulièrement bien foutu.
En musique, le dernier Little Rabbits, un groupe pop-rock français, et le dernier Massive Attack (trip-hop). Enfin, en bouquin, je lis peu de livres. A passer mes journées à écrire et à lire des textes, je suis un peu gavé en soirée. Sans compter que je lis beaucoup de BDs notamment pour Casus (et comme je reçois beaucoup de trucs médiocres...). Je conseille l'excellent "Du ramdam chez les brasseurs " de Yoann (pour les dessins), Sfar et Trondheim dans la série Donjon (il parle de bières et de tilapins).
Arnaud : Je ne peux m'empêcher de répondre à mon estimé collègue Vincent qui se fourvoie malheureusement quant à la qualité artistique de certains films. :)
Si je trouve le scénario de Matrix 2 bien ficelé, c'est au regard des thèmes qu'il aborde plus que de la construction de l'histoire, qui, je le concède est assez médiocre. Cependant, donc, les thèmes, à savoir le choix et le contrôle de la société, sont amenés dès les premières scènes du film, la deuxième pour être exact, et de façon si naturelle que personne ne s'en rend compte. Pourtant, lorsque arrivent les deux scènes traitant ouvertement de ce thème, l'entrevue avec le Mérovingien et celle avec l'Architecte, le spectateur est déjà sensibilisé à ces thèmes, presque à l'insu de son plein gré, et je trouve ça fort.
Quant à la vacuité scénaristique des scènes d'action, je ne la renie pas, mais je dis ceci : quand on fait un film, on n'a pas tout le temps ce qu'on veut, et les cellules grises se fatiguent. Aussi, je pense que les frères Wachowski se sont retrouvés face à l'alternative suivante : faire un scénario riche et complexe, ou faire des scènes d'action riches et complexes. S'ils avaient fait le premier choix pour Matrix (toutes proportions gardées, c'est tout de même un film d'action), ils ont fait le second sur Reloaded. Car il ne faut pas s'y tromper, imaginer et construire une scène de course poursuite de 14 minutes sur l'autoroute, ça demande au moins autant d'effort que de construire un scénario complexe.
Enfin, pour finir sur le concurrent honni, à savoir X-men 2, je le trouve au contraire très décevant. Bryan Singer ne sait toujours pas filmer une scène d'action, encore moins un combat, et la seule amélioration avec le premier X-men, c'est que le scénariste l'a compris et qu'il en met moins. Les chorégraphies de Serval sont ridicules et seule la présence époustouflante de Hugh Jackman rattrape le coup. Le personnage de Cyclope est complètement raté et Storm est toujours aussi insipide. De plus, même si l'aspect politique et moral de la série est plutôt bien rendu, les thèmes de l'exclusion sont abordés de façon à être compréhensible par des gamins de 15 ans. Du coup, on est loin de la profondeur de Matrix 2.
Et là je me rends compte que j'en ai plus écrit sur Matrix 2 que sur la définition du JDR. Je suis vraiment incorrigible. Si c'est coupé au montage, j'en voudrais à personne. :)
Didier : En bouquin, rien de très récent : ça reste la Compagnie Noire, de Cook, la trilogie du Vaisseau elfique de Blaylock et la Reine de Vendome. En musique, je suis très éclectique, mais rien de bien récent sauf le dernier Peter Gabriel ; sinon Air, Gorillaz, Muse. Je vais pas trop au ciné car j'ai déjà pas mal d'activités le soir, et sinon mes gamins ne me voient plus. Donc des vidéos juste pour être informé, mais pour moi en dessous de 500 m2 d'écran, il se passe pas grand chose. Allez, Le Seigneur des anneaux, pour l'ambiance d'aube des temps, des paysages... J'attendrai que la trilogie sorte en salle en version longue pour voir la suite !
Merci à Vincent, Arnaud, Tristan et Didier pour leur gentillesse et leur bonne humeur, merci à Isabelle pour nous avoir mis en contact. Longue vie à Casus !